Par Marc Obregon
Milan Kundera est un artiste raté, c’est-à-dire qu’il est un romancier total. Peintre frustré, poète déçu, le romancier tchèque, naturalisé français en 1981 sous la bienveillante Miterrandie, a trouvé dans le roman la forme d’expression idéale qui l’a fait coïncider parfaitement avec son Zeitgeist. On serait tenté de dire que Milan Kundera lui-même n’était qu’un roman, un « Novel-man », tant sa propre vie semble rester à l’ombre d’un roman-monstre, propulsée sur la rampe de lancement du communisme puis pulvérisée en épitaphes dans le beau ciel démocratique de la France des années 80. Depuis la mort du romancier à 92 ans, le 11 juillet dernier, les notices universitaires se heurtent encore et toujours à sa gueule de vieux beau, qui semble être imperméable en effet à toute tentative d’épuisement biographique.
A l’origine était le Geste
Comme il le rappelle et le théorise lui-même dans L’Art du Roman (mais aussi dans la plupart des digressions qui hantent le reste de son œuvre), le roman n’est pas cet art feuilletonnant de la psychologie popularisée par le XIXème siècle, c’est un art du Geste. Dans L’Immortalité, il estime, dans une belle intuition néo-platonicienne, qu’un nombre limité de « Gestes » président au sort des hommes, à leur individu même.
Là où l’individu n’est que la somme arbitraire de névroses et de passions juxtaposées dans le temps et l’espace par le bagage héréditaire et contextuel, le Geste qui lui préexiste relève plutôt d’un archétype – au sens jungien. D’une essence d’âme, d’une esquisse première qui demeure intacte malgré l’accumulation des générations. Comme si au fond, ce Geste premier était encodé dans nos gènes et allait décider de nos destins. Ainsi, celui de la femme qui lève la main pour saluer une hypothétique rencontre amoureuse, analysé au début du roman alors que l’auteur se prélasse dans une piscine parisienne, et qui lui inspire le personnage d’Agnès. Ce Geste, conclut Kundera, préexiste à toutes les femmes amoureuses, il est au-delà de toute psychologie, de toute histoire.
Beaucoup d’histoires, peu de gestes : voilà, nous sommes au cœur du projet de Kundera, au cœur du projet du roman, qui est de suspendre les deux temps moraux (le temps moral collectif, c’est-à-dire l’Histoire, et le temps moral individuel, c’est-à-dire la psychologie) pour épouser le romanesque authentique : ce Geste qui se situe précisément à l’intersection des deux.
Vues imprenables
C’est pourquoi, chez Kundera, la Grande histoire n’est pas tant un décor ou un contrepoint, qu’un véritable vis-à-vis : dans l’architecture du roman kunderien, les fenêtres de l’intime font toujours face aux croisées de l’Histoire, et entre les deux c’est un étrange mimétisme qui s’organise. D’ailleurs, l’Histoire comme l’histoire sont deux machines à détruire l’individu, et tous les personnages de Kundera rencontrent cette double-aporie : une sorte d’impossibilité tenace à se réaliser dans le monde. Tout cela serait bien tragique si le romancier tchèque s’inscrivait dans un temps chrétien… Mais comme tous les enfants du rideau de fer, le christianisme chez Kundera n’est plus qu’une force esthétique qui s’écoule à rebours. Remplacé idéalement par le socialisme, puis par la haine du socialisme (ce qui revient au même). Résultat : le personnage kunderien évolue dans un mode quasi-présocratique. Un monde d’intuitions, de juxtapositions fatales, de pressentiments. Un retour à l’indifférencié que nous vivons aujourd’hui pleinement, dans cette contemporanéité panoptique qui souhaiterait se passer de hiérarchie, et que Kundera prophétise dans son livre le plus célèbre : L’Insoutenable légèreté de l’être : titre programmatique s’il en est, sorte de réponse énigmatique à L’inconvénient d’être né verbalisé par son frère spirituel, Cioran… Dans l’Insoutenable, le produit de cette aporie, c’est la déviance sexuelle. Car enfin, presque tous les récits de Kundera mettent le sexe et le désir au centre du récit, ils en constituent souvent le fil narratif, un fil narratif dont Kundera détaille les coutures sans aucune pudeur ni sans jamais en contester la facticité. Ce que le nigaud Philip Kaufman a tenté de résumer avec son adaptation de 1988, sorte de clip porno-chic avec une Juliette Binoche lisse comme une couverture de Cosmopolitan… au fond, avec le recul, cette adaptation dit énormément du temps romanesque kunderien. Puisque le désir lui-aussi y est fatalement figé, emprisonné dans des images-clés, des fétiches qui sont autant de reflets brisés de ce Geste primordial, entrevu à travers les soubresauts du temps. La perversion, c’est du désir moralisé, donc infécond, sujet à dérision, semble nous dire Kundera, évaluant avec la précision d’un entomologiste la façon dont ses personnages capturent des reflets inertes de leur propre psyché, pour les reproduire à l’infini, dans des versions toujours plus dévaluées, dans leur vie de couple.
« La poésie est le territoire où toute affirmation devient vérité » affirme-t-il dans La Vie est ailleurs, grand roman sur l’impossibilité moderne du « lyrisme révolutionnaire », le transformant volontiers en monstruosité. Le roman, a contrario, est le moment du doute, de la suspension des critères moraux et du bouleversement total des idiomes psychologiques. Un moment qui ne peut se faire que dans un grand éclat de rire, puisque le romancier tchèque, dans la lignée de Cervantès, Gide ou Dostoïevski, est aussi passé maître dans l’art du rire. Non pas ce petit rire servile derrière lequel se cache l’actuelle bourgeoisie des lettres, mais bien ce grand éclat de rire métaphysique qu’on a vu fleurir ici et là, au mitan du XXème siècle, pour contrer les deux idéologies spécieuses du moment : fascisme et capitalisme.