LA FRANCE POURRIE
Certaines périodes sont, à la lettre, si cruciales qu’elles semblent dépasser le cours habituel des nations, au point que seule une lecture théologique, eschatologique ou apocalyptique, permet d’en mesurer l’amplitude extraordinaire. Si l’on veut les comprendre et être à la hauteur des événements, une « montée aux extrêmes » s’impose. Sur le front dit contre-révolutionnaire et catholique, Joseph de Maistre et Carl Schmitt, notamment, l’ont su, comme en attestent le « providentialisme » du premier et, en particulier, les réflexions pauliniennes du second sur le Katechon, « Celui » qui retarde l’avènement de l’Antéchrist. Le beau petit essai que Marc Froidefont consacre à l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg (après sa Théologie de Joseph de Maistre, Classiques Garnier, 2010) est l’occasion de se replonger dans cette lecture théologique impérativement requise par cet événement crucial que fut la Révolution française.
Conformément à l’esprit de la collection Longue Mémoire de l’Institut Iliade et de La Nouvelle Librairie, Marc Froidefont expose les principaux fondements philosophiques et politiques sur lesquels repose la pensée de Maistre : le caractère politique et social de la nature humaine, l’ineptie contractuelle du juridisme rousseauiste, le cruel processus d’abstraction qui meut l’idéologie révolutionnaire et une haine concomitante de l’incarnation, la frénésie législative qui pousse ces bandes d’avocassiers bavards à tout écrire pour ne rien perdre de leurs élucubrations – y compris des billevesées constitutionnelles, d’ailleurs significativement traitées comme telles par l’impérissable et intarissable État de droit, etc. Il est également attentif à souligner la continuité des enseignements « païens» (Aristote, Cicéron…) et chrétiens (ce que l’on peut toujours discuter), puis il s’élève jusqu’à la vision maistrienne du péché originel, de la guerre, du bourreau et du sacrifice, jusqu’au spectacle déjà baudelairien (« Une Charogne ») de ce que le Savoisien appelle « la France pourrie » (putréfaction qui, hélas, n’en finit pas et que Bernanos a fort bien décrite à travers le pourrissement de M. Ouine, dans le roman au titre éponyme qu’il songea d’abord à intituler… La Paroisse morte).
Plus intéressant encore à mes yeux, Froidefont cite un extrait d’un texte inédit de Joseph de Maistre, Essai sur les planètes, dont le titre laisse soupçonner qu’il relève vraisemblablement du versant « illuministe » de sa pensée, tout aussi fondamental que le versant directement catholique, étant entendu que cette distinction est en quelque sorte aussi provisoire que le doute cartésien. Maistre y revient sur ce qu’il a maintes fois affirmé dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, l’Examen de la philosophie de Bacon ou l’Éclaircissement sur les sacrifices, mais il le fait ici d’une manière directe, en sollicitant l’Ange exactement comme il doit l’être, c’est-à-dire sur un mode intérieur et unitif :
« On a dit quelques fois que les anges sont des êtres d’une autre nature que nous. Je ne le crois pas. Il y a entre les intelligences une parenté qui tient à la nature des choses. L’intelligence est quelque chose d’absolu : on comprend plus ou moins les choses, mais l’on comprend ou l’on ne comprend pas. Les intelligences ne peuvent différer qu’en étendue et non en nature. Qu’on imagine, en effet, une vérité quelconque conçue par l’homme, on comprend sans doute que l’ange peut en concevoir davantage ou de plus grandes, mais ce qui est vrai pour nous est vrai pour lui ».
Le réalisme intégral de cette gnoséologie renoue avec l’intuition intellective et illuminative (I’ intellec-tus) que le rationalisme scolastique, raillé à bon droit par Rabelais, a vidée de tout contenu puis obscurcie avant de la nier. Hélas, ni Malebranche, ni Descartes, ni Maistre n’ont pu clouer le bec aux ratiocineurs et ergoteurs empiristes, installés depuis longtemps dans le bastion théologique. Dans quelle mesure ces derniers ont-ils prêté main forte aux assassins de l’homo religiosus, pour reprendre la formule anthropologique de Mircea Eliade ? La question est disputée depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, la négation des idées innées nous a barré l’accès à la connaissance plus sûrement qu’un bataillon de chérubins l’entrée, du paradis terrestre, où se trouve l’Arbre de vie (nous avons même rasé les arbres à palabres pour les remplacer par d’autres enceintes, d’où faire retentir les sonores et solennelles chimères). ■
*vu dans « Je suis Français »