Par Jean Philippe Chauvin
L’article ci-dessous a été publié dans la revue royaliste de l’Action française Le bien commun, dans son édition de décembre 2023 : il se situe dans la continuité de la campagne contre la pauvreté contrainte menée par mes soins lors de la campagne des élections européennes de 2014, lorsque j’étais tête de liste royaliste d’Alliance Royale.
« Ni aujourd’hui ni jamais, la richesse ne suffit à classer un homme, mais aujourd’hui plus que jamais la pauvreté le déclasse. »
En quelques mots, Maurras a cerné ce qui est l’un des grands problèmes de notre société contemporaine dont, pourtant, l’une des promesses mille fois répétée était d’éradiquer toute forme de pauvreté en profitant de la forte production alimentaire et industrielle permise par tous les moyens et les progrès de la Technique. En fait, la société de consommation a affirmé la primauté de l’envie permanente et de la logique du « jamais-suffisant », et elle pousse, par la tentation et le crédit (autre nom de l’endettement légal et encadré), à toujours consommer, au risque de la marginalisation et de l’esclavage par dettes. Dans le même temps, elle néglige ou marginalise ceux qui ne peuvent plus y répondre, tout en continuant d’appâter ceux qui aspirent à rejoindre ce modèle de société : le développement (qui se pare désormais du qualificatif de durable dans nos anciennes sociétés industrielles) ne conçoit l’accès à la prospérité que sous la forme de la consommation individuelle de masse, et non comme le moyen d’une certaine élévation intellectuelle ou spirituelle. Georges Bernanos avait bien compris le système alors en cours de déploiement quand il écrivait, au sortir de la Seconde Guerre mondiale : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » (1), ce qui peut expliquer que l’élévation du niveau de vie des sociétés s’accompagne, comme le remarquera Durkheim au début du XXe siècle, par une montée de l’individualisme déracinant et de l’anomie sociale qui, parfois, mène à l’autodestruction, au suicide moral quand il n’est pas, plus durement et simplement, physique.
Cela ne signifie nullement que la pauvreté n’existait pas auparavant, mais qu’elle est d’autant plus choquante aujourd’hui que les richesses des sociétés contemporaines, issues de l’exploitation des matières premières de la planète, de l’inventivité humaine et de la sueur des hommes (parfois de leur sang), ont été multipliées par une multiplicité de fois, dans une croissance économique traduite par une surabondance de biens matériels et immatériels au risque du gaspillage et de la destruction définitive de nombre de ressources terrestres et marines. La pauvreté, ou plus exactement la misère sociale, est un scandale social au regard, non des inégalités mais de la démesure de certaines d’entre elles (en particulier sur le plan financier), quand un sportif, aussi méritant et habile soit-il, gagne plus d’un millier de fois ce qu’une infirmière touche pour le même mois de travail !
La réflexion théorique n’enlève rien aux réalités contemporaines, elle n’est là que pour les éclairer et, si possible, y remédier ou trouver les moyens de le faire de la plus efficace et crédible des façons. Mais c’est à partir des faits et des données concrètes que l’on peut justement agir, établir le diagnostic restant le meilleur moyen de travailler à réfléchir à une réponse nécessaire, et à sa mise en œuvre : c’est toute la méthode de l’empirisme organisateur. Or, les dernières informations sur l’état de la pauvreté contrainte en France ne sont pas bonnes, comme le montre à l’envi le dernier rapport du Secours catholique publié à la mi-novembre et que présente sa présidente dans Le Journal du Dimanche du 19 novembre 2023 : « Oui, la pauvreté s’aggrave en France. (…) Le contexte de forte inflation sur l’alimentation et l’énergie a mis à mal des budgets déjà très serrés. Parmi les personnes que nous accueillons, le niveau de vie médian a baissé de 7,6 % en un an, pour s’établir à 538 euros par mois en 2022, soit 18 euros par jour. Une fois payés le loyer, l’électricité, les assurances, la téléphonie… il reste souvent moins de 5 euros par jour et par personne. Pas de quoi manger trois repas par jour. » Ainsi, en 2023, c’est plus de neuf millions de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté, dont une grande partie ne mange pas à sa faim ou de façon déséquilibrée (2), au risque de fragiliser sa santé ou de la menacer directement à moyen terme, entraînant par là-même un abaissement de l’espérance de vie pour les personnes les moins aisées, et celle de l’espérance de vie sans incapacité, c’est-à-dire en bonne santé. Est-il normal que l’écart d’espérance de vie entre les plus fortunés de notre pays et ceux qui le sont le moins puisse, aujourd’hui, dépasser les treize ans, et cela malgré les avancées indéniables de la médecine et du confort de vie contemporain, sans oublier un système de sécurité sociale beaucoup plus équitable et charitable que ceux de la plupart des pays du monde ?
La tendance actuelle est aussi la forte proportion de femmes parmi les plus pauvres de notre pays, et c’est une aggravation qui se confirme depuis les années 1990, au point de susciter une pléiade d’articles sur cet aspect spécifique, principalement publiés et développés dans la presse écrite catholique quand les médias télévisuels et purement informatifs n’y accordent guère de lignes ni d’images : « cachez cette pauvreté féminine que je ne saurai voir », semble-t-on dire dans notre société de consommation qui se pique de « diversité » et « d’inclusion » pour mieux détourner les yeux des réalités sociales, préférant ainsi le sociétal au social… Quand le quotidien La Croix titre un article « Les femmes seniors, nouveau visage de la pauvreté » (3), il me semble que cela devrait interpeller les syndicats ou les partis politiques qui n’ont que la formule « justice sociale » à la bouche à défaut de l’avoir dans le cœur et dans les actes : mais non, rien ! Pas un tract, pas une affiche, même pas un visu sur leurs sites internet… Certes, quand Les Restos du Cœur initiés jadis par l’artiste Coluche se trouvent en grande difficulté financière, ou que l’un de leurs locaux est pillé par des malfaisants, l’on entend quelques réactions affligées ou indignées mais certains s’indignent plus encore qu’un milliardaire « ose » verser un don de 10 millions d’euros (4), trouvant cela « indécent » venant de sa part : pourtant, ne sont-ce pas les difficultés des Restos et des œuvres charitables qui sont le vrai scandale ? Il sera toujours préférable qu’un riche donne un peu (c’est toujours cela, même si ce n’est évidemment pas suffisant) que de voir disparaître des associations ou des aides qui permettent de soulager quelques misères. L’indécence sociale, ce n’est pas le don d’un homme fortuné, c’est d’abord la démesure même des gains de quelques multinationales et particulièrement de leurs grands actionnaires, surtout quand dans le même temps, elles licencient une part de leur personnel pour maintenir et renforcer la valeur de leurs actions ; c’est la valorisation d’un système fiscal qui, souvent, est plus contraignant pour les classes moyennes que pour les plus aisées, au risque d’accroître le ressentiment envers l’impôt lui-même, pourtant principe nécessaire à l’exercice de l’équité sociale et d’une saine redistribution, et au fonctionnement des services publics et de l’État en général ; c’est un système capitaliste outrancier qui oublie les êtres pour ne s’intéresser qu’aux avoirs et à leurs intérêts…
Il est un autre aspect du problème qu’il s’agit de ne pas négliger, c’est celui de l’appauvrissement, c’est-à-dire du processus qui mène aux situations de mal-aisance économique et sociale de populations françaises de plus en plus larges : Natacha Polony, dans un récent éditorial de Marianne (5), le rappelait avec raison et un brin d’amertume, consciente des trahisons de la présidence Macron au bénéfice d’une Union européenne jamais sociale et toujours libre-échangiste, au grand dam de la France et de ses atouts sacrifiés sur l’autel d’une hypothétique Europe de moins en moins solidaire en réalité quand elle est de plus en plus idéologique. « (…) L’Europe réduite à un espace de libre circulation des hommes, des capitaux et des marchandises, une vaste machine gestionnaire privée de toute identité culturelle comme de tout poids géopolitique. » Une Europe qui a appauvri la France, par ses principes économiques, et qui l’appauvrit encore un peu plus en accélérant, par exemple, l’intégration européenne de pays à bas coûts salariaux, véritable concurrence déloyale à l’égard de nos propres entreprises et travailleurs, délaissés au profit d’une main-d’œuvre très (trop ?) bon marché par rapport à la nôtre.
Il paraît donc nécessaire, dans le cadre d’un royalisme social bien compris et sans attendre la Monarchie royale éminemment sociale pour laquelle il importe de militer mais qui n’est pas encore en vue (malheureusement…), de combattre les formes les plus scandaleuses de la misère sociale et nos prédécesseurs des XIXe et XXe siècles ont donné l’exemple, eux-mêmes à la suite de l’Église et de l’État royal capétien depuis ses origines : les soupes populaires, les distributions alimentaires, la participation aux œuvres de charité et d’entraide… sont évidemment bienvenues et sans doute nécessaires, mais elles ne sont pas suffisantes car elles ne font que traiter les conséquences quand il importe d’en réduire les causes. La lutte contre la pauvreté sociale se doit de passer aussi par le combat, toujours renouvelé, contre le précariat (6), et contre ses causes profondes dont la mondialisation débridée n’est pas la moindre. Mais cela serait vain s’il n’y avait d’autre alternative à ce système que la simple alternance au sein du système républicain contemporain : depuis les années 1970, toutes les nuances de l’arc républicain ont, tour à tour, coloré la République sans jamais remettre en cause la « dissociété » (7), ni vouloir remettre en ordre la société française et « (re)faire France » au sens le plus fort et historique du terme. Les royalistes sociaux n’ont pas de telles timidités…
Notes :
(1) Cette citation, extraite du livre « La France contre les robots », publié après-guerre, définit excellemment la stratégie des partisans de la société de consommation et de son développement, stratégie qui est aussi la nature profonde de celle-ci, au-delà même de ses concepteurs ou partisans du moment, le plus souvent technophiles et matérialistes.
(2) Deux cas de figure se présentent en conséquence des situations de pauvreté : la sous-alimentation (ne pas avoir le minimum calorique nécessaire à une activité physique ou intellectuelle normale et satisfaisante) et la malnutrition (avoir une alimentation déséquilibrée, au risque de développer plus facilement et plus rapidement certaines maladies dont cancers, obésité, maladies cardiovasculaires, etc.), l’une et l’autre se combinant souvent dans les catégories sociales les moins favorisées de la société.
(3) La Croix, mardi 14 novembre 2023, page 10, sous la plume de Nathalie Birchem.
(4) En septembre dernier, le propriétaire multimilliardaire du groupe LVMH, Bernard Arnault et sa famille annoncent verser un don solidaire de 10 millions d’euros aux Restos du Cœur, provoquant une vague de réactions ironiques ou franchement négatives de la part des partis de Gauche… qui, eux, ne donnent rien, à ma connaissance, à cette même association…
(5) Marianne, 28 septembre-4 octobre 2023.
(6) Le précariat est-il, dans nos sociétés d’abondance, le nouveau nom du prolétariat, ou son antichambre ? Le débat est ouvert, mais il ne doit pas interdire l’action.
(7) La dissociété est un concept forgé par le philosophe contre-révolutionnaire belge Marcel de Corte, avant que d’être repris par l’économiste de gauche Jacques Généreux dans les années 2000 : dans son sens originel, il désigne une société qui, par le triomphe de l’individualisme, n’en est plus vraiment une au sens ordonné et civilisationnel du terme…