Par Gérard Leclerc
La crise agricole, que nous avons vécue et qui est loin d’avoir trouvé sa conclusion, ne s’analyse pas seulement en termes économiques. Elle est significative d’un malaise qui atteint une société dans ses profondeurs. C’est déjà un sérieux problème que « le secteur primaire » qui nous nourrit soit ramené humainement à un pourcentage de la population toujours plus faible et se trouve dans une situation aussi précaire. Ce n’est pas en termes d’équations technocratiques qu’un tel sujet peut être compris. Lorsqu’il y a quelques années, Michel Houellebecq publiait son romain Sérotonine, il ne craignait pas d’explorer le désarroi et le désespoir de ce monde agricole, désormais tenu en marge des processus dynamiques de la modernité.
Est-ce à dire qu’il s’agirait d’une exception malheureuse dans un monde en plein essor, conformément à l’idéologie progressiste qui accompagnait, il n’y a pas si longtemps, le mouvement généralisé vers la mondialisation ? Sûrement pas ! Tout d’abord le mythe de la mondialisation est de plus en plus démenti par le choc des civilisations mais aussi sur le terrain des échanges par le retour au local. Comme l’écrit le géographe Christophe Guilluy : « Démondialisation, promotion des circuits courts, priorité des intérêts nationaux, le modèle dominant se vide peu à peu de sa substance ». C’est aussi une des leçons de la crise actuelle, où l’on revient à la notion de souveraineté alimentaire nationale (Les dépossédés, Flammarion, 2022).
Mais plus largement, c’est le mondialisme, célébré notamment dans des milieux chrétiens, qui se trouve en fâcheux état. Le teilhardisme, avec l’obsession de Teilhard de Chardin d’une humanité unifiée, est désormais problématique. On s’en aperçoit avec la guerre en Ukraine, où le camp occidental se trouve complètement isolé par rapport au reste du monde. Il faut encore aller plus loin dans l’analyse : c’est l’Occident lui-même qui est en cause. L’essayiste Emmanuel Todd parle de sa défaite, mais celle-ci n’est pas seulement extérieure, elle est intime à lui-même, dans la désaffection et le reniement de ses convictions fondatrices. Todd parle du nihilisme consécutif à l’effacement de la culture protestante des États-Unis. Pour sa part, Christophe Guilluy, défenseur d’une France périphérique, délaissée et méprisée par les classes privilégiées des métropoles, met en évidence un phénomène de dépossession sociale : « Ce sont moins des puissances, des idéologies ou des religions extérieures qui détruisent les pays occidentaux qu’un processus d’autodestruction qui les prive de leurs ressorts vitaux et de leurs défenses. Cette autodestruction de l’économie, des valeurs communes, du mode de vie, n’a pas grand-chose à voir avec l’Inde, le Moyen Orient ou le vieillissement de la population, mais tout à voir avec l’abandon de la société ordinaire, l’erreur-système ultime ».
Nul doute que cet abandon de la France périphérique n’ait des effets considérables sur notre équilibre général. Mais on est aussi contraint de creuser dans le sens des ressorts anthropologiques chers à Emmanuel Todd. Et là-dessus il est rejoint par nombre de témoins et d’observateurs, tel le cinéaste québécois Denys Arcand, auteur du mémorable Déclin de l’empire américain (1986) qui persiste dans sa conviction d’un monde qui s’écroule : « Comme à la fin de l’empire romain, les sociétés sont presque devenues ingouvernables : aux États-Unis, deux camps armés se font face ; en France, on se demande comment le pays sera gouverné dans les prochaines cinquante années ». Conclusion : « Quand une civilisation s’écroule, tout s’écroule » (entretien à la revue Éléments, février-mars 2024).
Derrière la crise agricole, se profile une crise beaucoup plus générale.