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Défense d’une France en procès

Par Gérard Leclerc

Êtes-vous lecteur de Libération ? J’avoue l’être, pour ma part, assez souvent. Non en raison d’une quelconque empathie, mais par intérêt intellectuel. Il est utile de comprendre comment se formule aujourd’hui ce qu’on appelle la pensée woke, avec son déni de l’héritage, son antiracisme idéologique, son féminisme exalté et, même, son transsexualisme militant. Il est intéressant d’apprendre qu’il n’y a aujourd’hui que deux camps, celui du « fascisme » et celui de la liberté indéfinie. Qu’importe que ce fascisme soit émancipé de ses origines historiques pour désigner tout objet d’exécration quelle que soit sa nature. Bien sûr, il y a des nuances à apporter à un tel tableau, ne serait-ce que du point de vue stylistique. Le sabir inclusif peut y côtoyer l’amour le plus éclairé de notre tradition littéraire. Et l’on peut penser que tous les rédacteurs ne sont pas sur la même ligne, lorsqu’elle frise le nihilisme débridé. Il n’empêche que la lecture du quotidien permet un suivi analytique des tendances qui visent à la déconstruction de nos appartenances.

Le dernier essai de Paul-François Paoli (Race, Sexe, Identité : la France en procès, Jean-Cyrille Godefroy, 2024) ne résulte pas d’une lecture critique de Libération, mais le diagnostic qu’il énonce correspond exactement aux thématiques qui y sont développées. La déconstruction de la déconstruction s’y affirme sans crainte, pour déboucher sur une certaine fierté d’être Français et Européen, dans le sens défini par Paul Valéry : « Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne ». Ce terme de race, qui fut autrefois largement employé à droite et à gauche, se trouve aujourd’hui l’objet d’une méfiance universelle. L’accusation de racisme est l’arme la plus efficace propre à stigmatiser l’adversaire et même à l’anéantir.

Paul-François Paoli ne veut pas fuir le débat à ce propos : « Plutôt que de diaboliser ce terme [de race] en soupçonnant tout un chacun de racisme, nous devrions avoir le courage de l’envisager dans sa polysémie et sa complexité ». Bien sûr que le racisme est une aberration et, plus encore, une ignominie, mais un Lévi-Strauss, fort d’un savoir inégalé, n’a jamais nié ce qui relevait d’une hérédité qui marque l’originalité d’une ethnie : « Race peut vouloir dire ethnie qui, étymologiquement, signifie peuple. Race peut renvoyer à la lignée ou à la généalogie et exprime aussi le caractère d’un peuple ou d’un individu. Georges Pompidou disait, en parlant de ses parents auvergnats, qu’ils étaient issus d’une ‘race dure à la peine’ ».

Le mot a pris une désinence qu’il n’avait pas autrefois. Charles Péguy a employé à maintes reprises l’expression de « race française ». C’était dans la meilleure acception du terme, dans l’ordre d’une filiation spirituelle. Et si Barrès a pu, au moment de l’affaire Dreyfus, se laisser aller à des débordements douteux, il a redressé la barre en accordant une place de choix au judaïsme dans les familles spirituelles de la France. Cela n’empêche pas qu’aujourd’hui un opprobre généralisé est lancé contre une identité française accusée de tous les maux, y compris celui de suprémacisme, ce qui relève d’une malhonnêteté caractérisée. Mais ce qui importe, c’est de faire le procès implacable des nations qui auraient fait peser sur les peuples, notamment colonisés, une empreinte indélébile, dont on poursuit le procès sans fin. Et c’est au moment où l’on veut restituer à ces peuples colonisés tout le prestige de leur passé enfoui, qu’on dénie aux colonisateurs tout droit à se réclamer de la fierté de leurs origines et de leur culture. Pourquoi alors, objecte Paul-François Paoli, ces ex-colonisés préfèrent-ils, de loin, rejoindre la France et l’Angleterre lorsqu’ils veulent s’exiler de leur terre natale ?

Quels moyens de défense envisager devant le déni d’une identité française soupçonnée de promouvoir le racisme ? Le plus souvent, ce qui est mis en avant c’est la République et ce qu’on appelle ses valeurs. Pas un seul jour sans que nos gouvernants n’invoquent ce talisman susceptible de nous épargner les dérives et les catastrophes que les médias sont de plus en plus contraints de rapporter en termes de fait de société et non plus de faits divers. Paul-François Paoli est plus que méfiant à l’égard de ce style de réponse et de cette stratégie. Car la citoyenneté reconnue et dispensée aux nouveaux arrivants sur notre sol ne résout pas toutes les difficultés : « Un peuple n’est pas un amalgame d’individus sans rapport les uns aux autres. Être Français n’est pas un panel de droits, c’est une affiliation et un sentiment ». Une certaine conception de la citoyenneté, qui certes n’est pas sans vertu s’il s’agit de promouvoir les qualités civiques, celles qui concourent à la définition d’un intérêt général, ne suffit pas à circonscrire l’appartenance à un peuple donné. La négation « du peuple français comme peuple autochtone ayant des droits sur un territoire nommé la France » conduit à une désaffiliation de notre appartenance particulière : « Nous ne sommes pas universels, à quel titre le serions-nous plus que les Anglais ou que les Chinois, mais singuliers comme tous les peuples du monde […]. La France est cette construction de l’Histoire qui peut se défaire demain, si rien ne lie les Français entre eux. Si la France ne fait plus lien entre les Français, autant dire qu’elle n’a plus de raison d’être ».

L’essai de Paul-François Paoli est ainsi riche d’aperçus qui font d’autant plus réfléchir qu’ils vont à contre-courant des conceptions les plus en cour. Qu’il provoque discussion et objections serait à mettre à son crédit, car nous avons un besoin urgent non de débats superficiels mais de remises en cause de fond. Je recommanderai ainsi les pages consacrées à Israël, car elles sont d’une actualité brûlante eu égard au conflit avec le Hamas. « L’immense paradoxe est quand, renaissant de ses cendres, l’État d’Israël a démontré, à rebours de l’idéologie des Lumières, que la force d’une nation provenait de la fidélité à un passé, fut-il en partie mythique et reconstruit. » Je pourrais invoquer le cas de Pierre Boutang – que Paul-François Paoli serait le dernier à récuser – qui s’est radicalement attaché à l’existence et à la survie d’Israël, allant jusqu’à rendre à ses élèves, jeunes Juifs déjudaïsés, la conscience biblique de leur judéité. Du coup, ceux-ci pouvaient se libérer de leur rêve de révolution pour se vouer à la défense et illustration de leur tradition : « Quand l’idée de révolution s’écroule, celle de tradition resurgit ».

Je ne puis résumer en quelques traits les pages que l’auteur consacre au féminisme dans sa désinence radicale. J’y adhère de toute mon âme. J’ai d’ailleurs eu l’occasion d’évoquer cette haine du mâle qui relève d’une pathologie redoutable et débouche sur le déni de tout avenir généalogique. Une telle rupture anthropologique constitue le symptôme le plus alarmant d’une décadence qui est bel et bien en route.