You are currently viewing Autour de l’État

Autour de l’État

Par Gérard Leclerc

De tous les monstres froids, l’État est le monstre le plus froid… Le fameux et terrible mot de Nietzsche me fait question. Certes, il est prophétique, certes, il est juste, il qualifie exactement la nature du phénomène dont nous suivons aujourd’hui le développement. Pourtant, il ne résout pas quelques problèmes fondamentaux : qu’est-ce que l’État ou que devrait être l’Etat ? Et, en conséquence, le phénomène observé mérite-t-il ce nom d’État ? Ne déborde-t-il pas, en l’englobant, en le colonisant, sa réalité ?

Pour déblayer le terrain, tentons brièvement une enquête. L’État, aujourd’hui, c’est un président de la République qui dirige, assisté d’un gouvernement. Mais c’est également une administration considérable, ou plutôt un certain nombre de rouages administratifs gigantesques qui tournent autour du pivot central, censé les diriger. Ainsi, la machinerie recouvre l’ensemble du pays, enserre les citoyens dans un réseau dense de bureaux, de services : l’école, la santé et la sécurité sociale, la justice et la police, la fiscalité, l’armée, etc. Comment rendre compte de cet ensemble complexe ? Il me semble que les dénominations classiques de l’État sont radicalement inadéquates pour nous y aider. Ainsi, le mot démocratie. Même s’il y a de la démocratie, du suffrage populaire dans tout cela. La réalité est singulièrement plus vaste. C’est pourquoi le mot de système, si critiquable, si indéterminé qu’il soit par ailleurs, est le seul qui convienne en définitive. Sa définition est simple: ensemble d’éléments interdépendants et formant un tout organisé. Nous avons bien un tout organisé à partir d’éléments interdépendants. Mais organisé comment ? Généralement, on parlera de structure pyramidale pour signifier que les éléments sont radicalement ordonnés et commandés de proche en proche par l’organisme qui se trouve au sommet de la pyramide, détient les commandes et donne les impulsions. Mais ce n’est pas le seul type de structure possible, il y a également la structure dont les éléments bien distincts, s’emboîtent les uns dans les autres. Modèle par trop mécanique ? Sans aucun doute. Mais puisque l’on parle par analogie, il n’est pas sûr du tout que les analogies de type biologique soient plus adéquates. On pourrait, parler des rapports entre cellules ou organes dans un corps. Mais dans un corps, il y a le rôle déterminant du système nerveux central, du cerveau. Or, il n’est pas du tout sûr que dans l’ensemble social qui nous occupe ici, il y ait un sujet central qui commande.

Paradoxe ? C’est sûrement paradoxal pour une part, faux pour une autre. Il est certain que l’autorité centrale est capable de certaines impulsions, de certaines réformes. Mais que l’on y réfléchisse : si ce corps est doué d’une tête, cette tête possède-t-elle la capacité réelle de gouverner ce corps ? En d’autres termes, l’école, les finances, la santé, ne sont-elles pas autant d’états dans l’État, avec une autonomie considérable de régulation ? Et ces états ne sont-ils pas en eux-mêmes des sortes d’automates ? Si bien que l’ensemble serait lui-même un gigantesque automate.

Pourtant, dans ces mécaniques, il y a des hommes, il y a peut-être jusqu’à des Supermen, les nouveaux aristocrates du savoir et donc du pouvoir. Ce n’est pas douteux. Et il n’est pas douteux non plus que ces gens-là aient un appétit de puissance, un désir de commandement à la mesure de leurs capacités et que la machinerie étatique leur donne les moyens de les assouvir, justement, cette puissance ne tire-t-elle pas sa force de l’anonymat de la structure, de l’impersonnalité du système et aussi de la superbe objectivité de la rationalité scientifique ? Car lorsqu’un technicien gouverne, ce n’est pas le personnage qui gouverne, c’est la technique ou la science qui agissent par lui. Du coup, notre analogie de l’automate ne perd rien de sa pertinence. Le technocrate affirmant son désir, son génie de la manipulation ? Il ne faut voir là que ruse de la raison. Par la technocratie s’établit le règne de la raison dont le triomphe coïncide avec la victoire de l’Etat par qui s’opère la pleine rationalisation de la vie sociale. Nous sommes donc désormais à mille lieues du bon vouloir du Prince. La fatalité démocratique et parlementaire avec son incompétence et ses incertitudes est exorcisée. C’en est fini des caprices individuels, des foucades et des folies d’une liberté déchaînée. Les sujets s’abolissent dans un mouvement d’objectivation, dont renaîtra un sujet absolu qui aura résolu sa distance à l’objet par un savoir absolu.

Empruntant son vocabulaire à Hegel, sommes-nous très loin de sa logique et de sa théologie ? Je n’ai pas les textes pour en juger. Mais ce que j’ai lu de Claude Bruaire me donne à penser que nous sommes tout près. La coïncidence nécessaire de la raison et de la réalité, écrit Bruaire, termine en politique la recherche du bien, résout en système étatique l’éthique de la volonté. Sans au-delà moral ni en deçà de vie privée, l’État absorbe le religieux et tarit le désir humain. Nous sommes au terme du processus du système automate, sujet absolu.

En un sens, François Chatelet n’a pas tort d’affirmer que Dieu est déjà là, dans sa majesté, sous le double aspect des castes bureaucratiques et des élites savantes. Il faudrait préciser tout de suite de quel Dieu il s’agit, le Dieu hégélien et rationaliste, que seuls les parfaits cornichons confondent avec le Dieu de la révélation. Il n’en reste pas moins vrai que ce faux Dieu a des prétentions absolues qui sont autant de grimaces de l’absolu. En particulier la prétention morale, la résolution en système étatique de l’éthique de la volonté doit être prise extrêmement au sérieux. Elle est la marque indélébile du totalitarisme au bout de sa logique, lorsqu’il s’empare des consciences. La véritable morale est de l’ordre du secret, de l’intériorité, de l’adhésion du cœur, du mouvement mystérieux de la liberté. Qu’elle puisse donner lieu à des traités, à la profession de moraliste ou de casuiste, que même elle participe à l’élaboration du droit positif, tout cela ne change rien à son être qui suppose une distance jamais abolie avec l’objectivité d’un droit tout fait. Sinon, elle s’évanouit. Or, force nous est de reconnaître que cette distance tend à s’abolir, du fait de la pratique sociale, de la coercition des esprits, de la prétention de plus en plus grande du système à régir la vie privée, la vie profonde des communautés et des personnes, en dernier ressort des prétentions rationalistes et scientistes. Est-il si absurde d’imaginer pour demain une société avec une législation, soutenue par des moyens de coercition douce ou plus radicaux (la lobotomie n’est pas faite pour les chiens, nom de nom), de façon à faire vivre les individus « moralement » sans problème, dans un conformisme béat, bercés par un système où le pouvoir et la science ne feraient qu’un dans l’État ? Le Danois Stangerup ose imaginer cela dans un roman d’anticipation qui n’est pour lui que la prolongation des tendances actuelles.

« De nos jours, écrit François Chatelet, le dieu mortel, le Léviathan, la réalité de la puissance résulte de la conjoncture de l’Etat et de la Science. L’État savant et ses multiples institutions de pouvoir — pouvoir qui se dit articulé sur le savoir — redoublés par la technostructure, ou ce qui revient au même par le Parti, lui-même fondé, affirme-t-il, sur la science de la société, ne se contente pas d’enregistrer le corps charnel des nations ; il exerce un double pouvoir spirituel. » Double parce que :

  • par un réseau de signes, il manipule les individus ;
  • par la formation et l’installation d’élites dont la vocation est de croire et de faire croire en leur science, il se met en situation transcendante.

Et Chatelet montre qu’il y a là imposture, accumulation de mensonges.

Cela dit, n’avons-nous pas exagéré, systématisé le système ? Bien sûr ! Mais nous l’avons fait sciemment, non pas tant par volonté polémique que par désir de révéler certaines potentialités. Disons que c’est vrai jusqu’à une limite .toujours incertaine. Mais cet essai de dévoilement est encore négatif. Reste l’effort positif, qui consisterait à dépouiller l’Etat de son impersonnalité, de sa prétention à tout savoir, pour le rendre à son humilité, à sa justice. Et tel l’instaurer.