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La langue du Voyage transposable au cinéma ?

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par Marc-François de Rancon

On a appris récemment que Joann Sfar a acquis auprès de Gallimard les droits d’adaptation au cinéma du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Cette annonce fait immédiatement surgir quelques questions nouvelles. Et ressurgir d’autres plus anciennes, voire récurrentes depuis plus d’un siècle, chaque fois que l’on parle du passage d’une œuvre écrite vers le grand écran. Au-delà et au-dessus, ce projet remet la lumière sur un sujet d’importance majeure pour tous les Nationaux : la langue française, marqueur de souveraineté.

On connaît Joann Sfar surtout comme auteur, dessinateur, scénariste de BD. Quelqu’un capable de créer une série comme Le chat du rabbin, de s’attaquer à l’illustration de Saint-Exupéry et même – en collaboration – à la suite des aventures du mythique Blueberry inventé par Charlier et Giraud. Autant dire d’emblée la réputation de talentueux et professionnel artiste qu’il possède. Auteur, créateur, adaptateur, scénario comme image, aucun doute, nous avons affaire à quelqu’un de sérieux et expérimenté, ce serait plutôt rassurant pour le respect probable de l’œuvre célinienne.

Pour autant, une telle entreprise est-elle légitime et pertinente ? Là, on peut se montrer plus réservé. D’Abel Gance à Sergio Leone, avec notamment Julien Duvivier, Claude Autant-Lara, Michel Audiard, Claude Berri et bien d’autres géants du cinéma, nombreux sont ceux qui ont nourri pareille intention et ont renoncé à un projet qui leur a paru in fine trop ambitieux. Vraisemblablement trop intimidant, pour reprendre l’avis d’Émile Brami.

Au demeurant, est-il souhaitable qu’un tel projet aboutisse ? Nous disposons, pour les lecteurs qui éprouveraient des difficultés dans l’ordre de l’imaginaire, de plusieurs éditions du Voyage illustrées. L’une des plus emblématiques demeurant celle réalisée par l’immense Tardi. En noir et blanc, naturellement. C’est suffisant. L’illustration complète le texte, elle ne s’y substitue pas, comme le fait le film. Déjà une édition illustrée ne constitue pas le moyen idéal d’accès à une œuvre écrite. Si l’on n’a pas lu le texte sec auparavant, on ne manquera pas d’être marqué définitivement par l’imaginaire de l’illustrateur, au lieu de se l’être personnellement créé. Alors, et ça arrivera nécessairement, certains spectateurs aborderont l’univers du Voyage directement par l’écran : biais à éviter autant que possible.

Le problème intellectuel et culturel majeur d’une éventuelle adaptation du Voyage au cinéma reste le respect de l’écriture. Que retenir du XXe siècle français ? Au fond, c’est-à-dire la philosophie politique, Charles Maurras. Aux confins de la littérature et de la pensée politique, combinant fond et forme, Robert Brasillach. Sur la forme, deux auteurs seulement ont révolutionné – et avec des styles totalement différents – la façon d’écrire, ce sont Marcel Proust et Louis Destouches dit Louis-Ferdinand Céline. Le Voyage est une œuvre d’écriture, pas un roman d’action ou à thèse. Si film il devait y avoir, ceux qui le souhaitent devraient se le faire mentalement, chacun pour soi. La lecture du Voyage sera toujours infiniment plus riche que toute adaptation, quelle qu’elle soit. On peut craindre la dénaturation de surcroît, en plus de l’appauvrissement.

La langue, en particulier écrite, représente l’essence du pays que l’on habite. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne le français et la France. Certes on peut, et on en a le droit, ne pas aimer le style de Proust ou l’écriture de Céline. On peut, et on en a le droit, préférer le genre d’expression codifié par Malherbe et Boileau. Il n’en reste pas moins que notre culture nationale s’est enrichie au XXième siècle par l’apport de Céline, comme au XIXième par celui de Hugo, quoi que l’on pense par ailleurs de l’œuvre du poète prolifique. La langue de Céline ne résisterait pas à sa transposition au cinéma. Donc l’esprit du Voyage non plus.