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Sans la musique, le royaume est absent

Par David Gattegno

On pourrait se méprendre sur l’idée qu’il y a lieu de se faire relativement aux arts, en général, et, surtout, se méprendre sur ce que peut effectivement représenter le plus métaphysique d’entre eux : la musique. On n’a ainsi pas manqué de réduire l’appréciation de celle-ci aux seules considérations d’esthétique, en arrivant à ne plus estimer les choses qu’à l’aune d’un fait acquis : « tous les goûts sont dans la nature » ; sans préjudice du commandement de la laïque tolérance selon lequel « des goûts et des couleurs, on ne discute pas » et du sinistre lieu commun disant qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise musique mais la musique. Nietzsche ne se méprenait pas, quant à lui, disant : « Comme le bonheur tient à peu de chose ! Le son d’une cornemuse… Sans la musique, la vie serait une erreur »1. À lire cette observation de Nietzsche, on pourrait se méprendre encore et se la figurer comme tenant à sensibilité d’esthète. Seulement, la réflexion fait référence au bonheur ; ce n’est donc pas banale affaire de goût.

Il importe d’estimer la proportion de vérité dans la vie selon la perception que nous en donne la musique. Cela permet au passage de battre en brèche la stupide considération d’un Nietzsche apôtre d’on ne sait trop quel « vitalisme » ; sauf à envisager alors un « vitalisme » de nature musicale… Et si nous tentions la gageure ?! En vertu de quoi, la conformité de la vie tiendrait au fil de la musique, quasi judiciairement, au sens où l’on parle d’astrologie judiciaire lorsqu’il s’agit de déterminer le destin de chacun ; celui-ci transparaissant dans la configuration des astres.

Il n’y a plus lieu, alors, de s’occuper de musique sans se conformer avec rigueur à ce que l’on appelait l’harmonie des sphères, autrement dit, l’ « ordre » (kosmos) des planètes dans le ciel, selon que les distances entre elles correspondent aux intervalles musicaux.

Pour la poésie arabe, la musique émane de l’esprit, elle « fait que le cœur lui-même devient une note de flûte, que le Désir devient un chant d’oiseau, et que la vie entière devient toute musicale2, dans le sein ébloui de la Création »3.

Une fois cela sommairement exposé, comment établir les relations avec le quotidien, le contemporain, le politique, le civilisationnel ?

Rappelons les Gardiens de la cité, chez Platon : il leur est réservé un enseignement particulièrement soigné de la musique. On sait moins que la Chine ancienne ordonnait le royaume selon un principe sonore. Ainsi, chaque nouveau souverain avait à charge la fonte d’une nouvelle cloche, fondamentalement identique à la précédente et faite pour émettre la note sur laquelle allait de nouveau s’accorder tout l’Empire du Milieu, par répétition liturgique de la Création primordiale.

Partout, la Tradition rapporte que l’univers dont nous sommes apparus sous le souffle d’un son originel : « Dieu dit », rapporte la Genèse ; « Au commencement était le Verbe », premiers mots de l’Évangile de Jean ; l’Inde ancienne célèbre la syllabe unique et éternelle dont tout ce qui existe est un développement : « Le passé, le présent, le futur sont tous inclus dans ce son unique et tout ce qui existe au-delà des trois formes du temps est aussi impliqué en lui »4. Cette propagation sonore principielle doit être reproduite à l’échelle humaine, accomplie selon des rites, par exemple, la fonte d’une cloche. Voilà pourquoi Confucius enseignait : « Mettez en ordre les dénominations et les définitions. Quand les dénominations sont incorrectes, les raisonnements sont incohérents ; quand les raisonnements sont incohérents, les affaires vont de travers ; quand les affaires vont de travers, on néglige de cultiver la musique et les rites ; quand la musique et les rites sont négligés, les punitions sont disproportionnées en plus ou en moins ; et alors, le peuple ne sait plus sur quel pied danser ni que faire de ses dix doigts »5.

Ce que recèlent « les grands textes » réguliers de toutes les traditions tend à nous le confirmer : « Sans la musique, la vie serait une erreur ». Ou, plus exactement, sans musique, il n’y aurait nulle vie. Ce qui conduit inéluctablement à la poétique intuition d’Arthur Rimbaud, confronté à la frivolité existentielle : « La vraie vie est absente »6.

Ainsi, la vie rendue moderne selon le monde se trahit-elle comme erronée.

Le son donne souffle à la vie, et celle-ci s’anime, par inspiration. Selon le son retenu ou, plutôt, selon le son répandu, la vie prendra tournure. Pour concevoir les déviations, on pensera à la musique machinique qui eut cours en URSS – avec Le Pas d’acier de Serge Prokoviev ou la Muzyka-Mashin d’Alexandre Mossolov –, système musical qui s’attachait à réguler la vie prolétarienne « idéale ». On évoquera également, l’électronique de Karlheinz Stockhausen et les musiques concrète, bruitiste, industrielle ; celles-ci, sous couverture « contestataire » ont, en réalité, ménagé les plus beaux jours à l’abrutissement socialisé, tout comme le punk, le disco, la techno, le rap, etc.

Les goûts et les couleurs ne se discutent sans doute pas, cependant, goûts et couleurs agissent comme des révélateurs de ce dont ils sont les produits : la subversion, en général, et, tout particulièrement, la subversion du son, subversion concertée, subversion entendue, subversion orchestrée, subversion complotée, en somme.

J’entends autour de moi certaines gens déclarer, à l’intention du mélomane frénétique que je suis – quelquefois, avec un peu d’arrogance provocatrice dans le ton –, qu’elles ne sont pas sensibles à la musique. Sans parler de qui se rengorge benoîtement de n’en pas écouter ; ce qui revient à se livrer corps et âme à la diffusion artificialisée des génériques, jingles, scies, rengaines et « fonds sonores » de boutiquiers.

On parle beaucoup du « combat culturel », qui aurait été gagné par la gauche, une fois qu’elle a adhéré au concept d’« hégémonie culturelle » d’Antonio Gramsci. Son développement politique a promu un type inédit d’autorité, d’ailleurs et évidemment, parodique, dont l’exercice est passé par le préalable d’une non-participation au pouvoir. La préparation du champ d’application de celui-ci semblant stratégiquement plus efficace. C’est-à-dire que, pratiquement, il a été introduit dans le domaine public des formules, des notions plus ou moins nébuleusement « morales », tandis que des agents trouvaient à « se placer » ici ou là, couverts par les formules et les notions dont ils avaient appris à faire assaut. On peut parfaitement désigner cela comme une « petite musique » dont le style s’impose insensiblement, jusqu’à posséder l’environnement et lui imposer ses cadences.

Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas tant ce que disent les formules, non plus, ce que veulent faire entendre les notions, qui saura étendre l’hégémonie, non. C’est le « ton » employé, la « petite musique » entêtante à laquelle nul ne peut plus échapper – caricaturalement, songeons aux « en fait », « pas d’soucis », « du coup », qui rythment métronomiquement toutes les espèces de conciliabules du quotidien. Ce ne sont plus des locutions mais des sons, des sons, générateurs de mentalités, de comportements, de respirations… Des contre-souffles, halètements de sociabilisation pour une intégration dans la vie ainsi faite moderne.

Il ne serait pas utile de tenter d’inverser le processus de manière « culturelle », car cela produira de la « discussion » et seulement cela ; or, le débat est du ressort exclusif du disputeur, de l’accusateur, du diviseur – du diable, pour tout dire. On n’oppose rien d’autre à la tentation maligne que : « L’homme ne vit pas seulement de pain ; l’homme doit vivre, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Luc, IV, 4).

Si bien qu’il y a lieu d’opposer à tout mal tentateur les harmoniques, les échos, de la haute parole, en leur qualité de son rectificateur. Autrement dit : donner à entendre et entendre pour soi-même les expressions justes de la musique, remettre la musique là où on risque de finir par ne plus pouvoir la trouver : alors, nous pourrions rentrer dans le royaume qui n’est plus, qui n’est certes plus, mais, momentanément…

1. « Crépuscule des idoles », in Œuvres complètes, t. viii-1, Gallimard, 1974, p. 66. La formule est apparue une petite dizaine de mois avant la rédaction du livre, dans une lettre à Peter Gast du 15 janvier 1888.

2. C’est moi qui souligne.

3. Joseph-Charles Mardrus, Le Marié magique, Société française d’éditions littéraires et artistiques, 1935, pp. 11-12.

4. Mândûkya Upanisha, I, 1, 108 Upanishads, Éditions Dervy, 2012, p. 259 ; et, chez Alain Daniélou, Le Polythéisme hindou, Buchet/Chastel, 1960, p. 75.

5. Entretiens de Confucius et de ses disciples. Il en existe plusieurs traductions. Je ne retrouve plus la source de celle ici citée, mais, me semblant être la préférable, je la retiens, plutôt que celles auxquelles j’ai accès : Édouard Chavannes, in « Introduction », Les Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien, Librairie d’Amérique et d’Orient, 1967, tome premier, p. xv ; Guillaume Pauthier, « Lun-yu, ou les Entretiens philosophiques », Les Quatre Livres de philosophie morale et politique de la Chine, Charpentier, 1858, p. 172 ; Séraphin Couvreur, « Entretiens de Confucius et de ses disciples », Les Quatre Livres de la sagesse chinoise, Club des Libraires de France, 1956, pp. 175-176.

6. « Délires I », Une saison en enfer, Œuvres, Mercure de France, 1937, p. 276.