You are currently viewing Les fractures américaines

Les fractures américaines

Par Antoine de Lacoste

L’Amérique est divisée comme jamais. Depuis sa fondation après sa guerre d’indépendance victorieuse, un large consensus régnait sur l’ensemble du pays. Il consistait à professer que les États-Unis constituent un pays à part, béni de Dieu et appelé à dominer le monde pour l’élever vers la liberté divine et démocratique en même temps. C’est sa « destinée manifeste ».

Cette foi en sa mission divine a donné à l’Amérique une vision mystique de son propre peuple. C’est ainsi que les Pères pèlerins, les célèbres Pilgrims fathers, ont façonné la conquête et la construction de ce pays. Protestants fanatiques venus des Pays-Bas ou d’Angleterre, bible dans une main et fusil dans l’autre, ils ont donné au nouveau monde son corpus idéologique qui s’imposa jusqu’à nos jours. L’ambiance était à la prière, aux références permanentes à l’Ancien Testament et au châtiment de ceux qui constituaient un obstacle à la mission donnée pour créer cette « nouvelle Israël » : élimination des ennemis de l’extérieur, comme les Indiens, ou mise au ban des dissidents de l’intérieur. La lecture du célèbre roman de Nathaniel Hawthorne, La lettre écarlate, est, à ce titre, très intéressante.

Pendant trois siècles, XVIIIe, XIXe et XXe, l’Amérique a vécu ainsi. Les ambitions impériales commencèrent tôt avec la conquête de Cuba et des Philippines à la fin du XIXe siècle. Il est intéressant d’observer dans ces deux cas que le double souci sécuritaire et commercial se conjuguait avec une croisade religieuse contre l’Espagne catholique.

Certes, il y eut la guerre de Sécession dont beaucoup pensent qu’elle fut la marque d’une fracture idéologique profonde. En réalité, elle consista en l’affrontement de deux modèles économiques, deux modes de vie différents. Mais la religion n’y joua aucun rôle : protestants et catholiques étaient dans les deux camps et c’est principalement leur situation géographique qui détermina leur engagement. Quant à l’esclavage, ce fut le prétexte dont le Nord s’empara pour donner une tournure morale à sa guerre. Pourtant, George Washington lui-même fut un esclavagiste qui ne brillait pas par sa mansuétude. Plus tard, les multiples guerres impériales américaines se pareront toujours des oripeaux de la vertu : guerres pour la liberté, pour la démocratie, contre les dictateurs, pour libérer les peuples, pour empêcher d’autres guerres, la liste est longue.

Jusqu’au XXe siècle, personne ne remit en cause le modèle vertueux de cette société protestante et impérialiste accomplissant sa mission divine et à l’école, les petits Américains chantaient l’hymne national la main sur le cœur.

La première fracture importante fut la guerre du Viêt Nam. Pour la première fois, de nombreux Américains, notamment les jeunes qui ne voulaient pas aller se battre, remirent en cause le bienfondé de cette guerre. La division gagna tout le pays et les universités américaines, très gauchisées dans l’ensemble, furent en pointe dans la contestation. La répression fut violente et plusieurs étudiants furent tués ou gravement blessés. Le pays se remit de cette aventure ponctuée d’un départ humiliant, le premier d’une longue série.

Le 11 septembre sembla redonner un élan d’unanimité à l’Amérique et l’opinion publique accepta volontiers l’invasion de l’Afghanistan et même celle de l’Irak dans un premier temps. Mais les difficultés rencontrées sur le terrain, les pertes et, surtout, la découverte des mensonges qui avaient justifié l’attaque, eurent des effets désastreux. La clique néo-conservatrice qui entourait l’insuffisant George Bush junior, Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz en tête, avait démontré qu’elle avait manipulé les informations. Aidée de la CIA, chargée de fabriquer les fausses preuves, elle avait surtout, et donc le président aussi, gravement menti au peuple américain. Le doute vint : l’Amérique incarne-t-elle toujours le camp du bien ?

C’est au même moment qu’une profonde crise morale et religieuse se développa. Elle avait progressé lentement mais sûrement depuis l’agitation des campus de 1968. L’usage de la drogue s’était largement étendu ainsi que la remise en cause progressive du modèle familial et patriotique. Mais avec les années 2000, une accélération foudroyante se produisit. Les théories du genre connurent enfin le succès et furent accompagnées d’un fatras wokiste qui se structura peu à peu.

Deux offensives conjuguées se développèrent, emmenées par les minorités sexuelles et raciales. Les réseaux LGBT devinrent omniprésents. Ce sigle de langue anglaise est désormais en pointe dans toute l’Europe occidentale qui a, comme d’habitude, suivi le mouvement. Les minorités raciales, de leur côté, proclamèrent qu’il fallait se réveiller, être « woke ». La mort du noir George Floyd, tué par un policier en 2020, provoqua la création d’une immense vague non pas mondiale mais occidentale : Black lives matter, la vie des noirs compte. Beaucoup mirent un genou à terre pour demander pardon.

Eberluée, la société américaine conservatrice mit du temps à réagir. Beaucoup comprirent qu’à travers le « mâle blanc hétérosexuel », paré de toutes les ignominies, ce sont les valeurs patriotiques et familiales qui étaient attaquées. Le mouvement évangélique protestant, avec ses 50 millions d’adeptes, mena le combat. Plusieurs évêques catholiques réveillèrent leurs ouailles, des professeurs, des intellectuels, des hommes politiques se mirent en travers des déferlantes wokiste et LGBT.

L’Amérique se fractura durement. L’élection présidentielle de 2016 vit l’affrontement spectaculaire et inédit de deux camps se haïssant. Donald Trump s’engagea fortement contre le wokisme et les théories du genre mais aussi, et c’est un point essentiel, contre les multiples aventures extérieures dont le peuple américain était lassé. Hillary Clinton défendit ardemment les idées inverses, soutenant toutes les minorités mais aussi la poursuite des opérations militaires extérieures. Si elle avait été élue, nul doute que le soutien aux islamistes syriens aurait continué, provoquant un premier affrontement majeur avec la Russie.

C’est pendant les années Trump qu’un autre phénomène se développa : la cancel culture. Dans tout le pays, des universités, des communes déboulonnèrent ou endommagèrent des statues de personnages célèbres jugés tout à coup « problématiques ». Il fallait donc les effacer. Ce nouveau totalitarisme submergea l’Amérique puis l’Europe.

Mais la victoire de Trump avait donné des ailes à ceux qui refusaient ces dérives. Les réseaux pro-vie qui mènent depuis des décennies la bataille contre l’avortement, rendirent coup pour coup contre les tenants de la théorie du genre et leur propagande pour faciliter la transition sexuelle dès l’adolescence. Le fils d’Elon Musk y eu recours et c’est peut-être une des raisons de son engagement derrière Trump.

Des gouverneurs de plusieurs États entreprirent de faciliter la création d’écoles ou d’universités où seraient enseignés les vrais savoirs sans subir une incessante propagande LGBT. Tandis que l’université d’Evergreen instaurait, sous la pression des minorités, une « journée d’absence », c’est-à-dire une journée où les élèves blancs ne seraient pas admis, le gouverneur de Floride, Ron De Santis, allait jusqu’à aider vigoureusement l’école de la Fraternité Saint Pie X installée sur le territoire de son État.

Les années Biden virent les fractures augmenter. L’effondrement hallucinant d’une ville comme Los Angeles, ravagée par les consommateurs d’opioïdes errant et mourant quasiment nus sur les trottoirs, alimenta le rejet violent d’une dérive qui pouvait emporter l’Amérique. Les difficultés de recrutement de l’armée américaine relèvent du même délitement général, et de nombreux candidats, en nombre déjà insuffisants, sont refusés pour obésité.

Aujourd’hui, le contexte de l’élection présidentielle démontre une haine palpable et inédite entre les deux camps. Certes, la violence originelle de ce pays fait que les tensions y ont toujours été importantes. Mais jamais à ce point-là et sur l’ensemble du territoire. L’Empire est divisé et donc affaibli et l’élection n’y changera rien.