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La politique naturelle – Où vont les Français ?

Nous vous proposons aujourd’hui le cinquième chapitre de La politique naturelle, ce texte incontournable pour les royalistes d’Action française.

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Par Charles Maurras

Cependant, les Démocraties dépérissent sur bien des points ; presque partout, la Révolution est vaincue, vaincue avec l’amour du mal et de la mort, par ces ardentes faims de vivre qui animent l’Être réel. Le Marxisme russe lui-même paraît fléchir, il compose avec la même sorte de nationalisme russe. Les Français ont quelque peine à comprendre que leur pays puisse rester exposé à tant de menaces !

La France a été la première des nations à subir aveuglément un mal qu’elle appela son bien, mais la première aussi à l’analyser, pour lui rendre tous ses tristes noms véritables. La Renaissance française des idées de salut a rayonné sur le monde ; comment n’a-t-elle pas donné, pratiquement, son effet politique et social par toute l’étendue de notre pays ?

Ne minimisons pas ses effets. Dès la fin du XVIIIe siècle, les plus hautes leçons de politique naturelle ayant été émises chez nous, les progrès de leur influence n’ont pas cessé. Elle est allée en s’étendant et en s’approfondissant. « Tout ce qui pense dans la mesure où il pense » en terre française, s’est naturellement mis à penser contre la mort de la Société et contre la mort de l’État.

Encore eût-il fallu que cette pensée pût se diffuser. Dans un pays où les idées eussent circulé sans contrôle, l’afflux de la lumière aurait été irrésistible. Catholiques et positivistes de la Restauration, historiens du Second Empire et de la Troisième République, avaient achevé d’élaborer un corps de doctrines sans réplique. On n’y a jamais répliqué. Mais l’intérêt hostile a réussi à fabriquer de bons écrans ou de fermes barrages pour en arrêter la marche ou la ralentir. « Moyens matériels », dont Auguste Comte, mort en 1857, pouvait déjà se plaindre avec justice. La vérité se heurte à la consigne d’un État électif ; à la merci des votes, il ne peut négliger de se défendre dans la tête et le cœur des votants.

Par-là, un curieux divorce s’est produit et accru, depuis une trentaine d’années, entre les groupes populaires les plus assujettis à l’État et toute la partie de l’intelligence de la Nation qui, plus libre, a pu et su examiner les idées reçues en matière d’histoire, de morale et de philosophie politique. Cette réaction est même claire et forte dans l’Enseignement d’État aux degrés secondaire et supérieur ; les professeurs de lycée ou de faculté y prennent une large part en raison de l’indépendance naturelle de leurs fonctions. Mais l’école primaire y est restée presque complètement étrangère, et l’on peut même dire qu’elle y demeure soustraite ; elle ne connaît à peu près rien de ce vaste mouvement critique. Son personnel, formé dans une espèce de bercail, ou de séminaire laïque, intitulé École Normale d’instituteurs, est dressé pour une sorte de sacerdoce et d’apostolat en faveur de l’héritage idéal de la Révolution. Ses livres du maître, ses manuels d’étude y retardent d’un demi-siècle. Toutes les corrections déterminées par des esprits aussi laïques et aussi libres que Renan ou Fustel ou Taine ou Bainville en sont écartées avec soin. La Contre-Révolution spontanée qui a rayonné de France dans l’Europe et le monde s’est arrêtée au seuil des quatre-vingt-dix maisons chargées de maintenir, département par département, une Dogmatique ignorantine, alimentaire, officielle. Par ces nouveaux lévites, la « masse » du peuple conserve, malgré tout, un vague conformisme aux Nuées. Des idées méprisables et périmées, des institutions criminelles continuent d’être étiquetées le pain et le vin d’un progrès continu. L’instituteur le dit, le petit élève le croit. Sans doute, bien souvent, un généreux oubli postscolaire fait justice de ces faux biens. Souvent ! Bien heureusement ! Non toujours.

Après la petite école, la petite presse est pareillement aux ordres du même Dogme intéressé. Cette presse a pour fonction d’exploiter, en faveur de la démocratie, un curieux lot de quiproquos, nés de plats calembours. Notre vieux peuple a les mœurs de l’indépendance. Il se tournait jadis vers le Roi par horreur de l’oppression, qu’elle fût cléricale, seigneuriale ou bourgeoise. Pas plus aujourd’hui qu’hier, l’oppression politicienne ne peut l’enchanter. Il réagit contre elle partout où il la sent. C’est pourquoi l’on s’applique à l’empêcher de la sentir. Et le succès du narcotique n’est pas nul. Mais, là encore, non toujours, il arrive que la vertu des mots ne pare pas à tout. Elle s’épuise même. La Liberté ? Soit, mais de qui ? Celle des escroqueurs de l’épargne publique ? La Liberté de quoi ? Celle d’escroquer ? On réplique bien que la liberté générale est toujours défendue tant que les élus du vote sont députés au gouvernement. Cela est cru, jusqu’à un certain point, mais pour une raison qu’il faut démêler ; notre député d’arrondissement est l’agent d’une protection devenue nécessaire contre la centralisation administrative et l’uniformité de ces règlements napoléoniens dont la France n’a pas fini de souffrir. Un régime absurde requiert l’absurde remède électoral, qui le fraude ; la France éclaterait si le paysan, le commerçant, l’entrepreneur, le petit rentier, n’avaient des espèces de commissionnaires parisiens qui, nommés en apparence pour faire des Lois, ont pour office de courir, au compte de leur clientèle, les antichambres des ministres et les directions des grands services publics. C’est ainsi que respirent nos prétendus citoyens sous le poids d’une Bureaucratie oppressive. Néanmoins, quand, par la même occasion, le député a fait sa loi, en général tout de travers, son électeur comprend qu’il y doit obéir exactement comme à la loi d’un Roi ou d’un Empereur ; celle-ci ne serait pas plus impérieuse. Le mot de liberté écrit sur le mur n’y fait rien. Le mot d’égalité n’empêche pas non plus que le grand électeur local ne soit un personnage supérieur et redoutable. Tout ce verbiage est impuissant à masquer la mauvaise qualité du gouvernement constitué par les incapables qui, en moins de soixante-dix ans, ont produit plus de cent ministères successifs, dont chacun comportait une vingtaine d’hommes entre lesquels la responsabilité divisée à l’infini était pratiquement dissoute. Mais justement, ces successions rapides associées à cette irresponsabilité ont créé l’habitude de fausses sanctions, grosses de scepticisme et d’indifférence. La comédie des changements a fait qu’on se résigne avec un fatalisme facile aux pires malfaçons ! On les sent. On en souffre. S’en souvient-on ? Les rattache-t-on à leur cause ? L’intelligence peut habiter les individus, mais un peuple a besoin de faire un grand effort de son Collectif cérébral, toujours faible, pour que, s’il a démêlé les origines de telle guerre longue et sanglante, ou même de telle grosse perte d’argent, cette cause lui reste présente et le retourne entièrement contre un régime politique déterminé. Les politiciens ne manquent ni d’adresse ni d’activité pour donner le change au passant.

Ils ont longtemps réussi à faire sonner haut la gloriole d’appartenir à un État sans chef ! Mais on commence aussi à se dire : pas de chef, pas de direction, quel dommage !

Un sentiment de doute et d’insatisfaction a fini par naître et gagner peu à peu. Un nombre important de Français s’en est ému. Beaucoup de gens comprennent que le prétexte de sauver les libertés publiques établit le despotisme d’un parti et assure l’immunité des camarades prévaricateurs et concussionnaires. Cette clairvoyance est devenue forte sur certains points. Ailleurs, elle cherche encore son expression directe ou sa vertu brisante. En dépit du mol optimisme prêché par les journaux du régime et qui compose une rare puissance d’abrutissement, le mécontentement qui grandit doit en venir à rejoindre l’intelligence contre-révolutionnaire dont les développements, jamais arrêtés, sont même en plein essor.

L’opinion officielle le nie, en se fondant sur un état d’indécision et d’apathie qu’elle condamne à ne jamais cesser. Mais les apathies sont secouées par l’inquiétude des intérêts ; les indécisions cèdent à la terreur des grandes crises.

Il reste vrai que la sécurité du Parti régnant est moins menacée qu’elle ne le serait si la réaction de l’esprit français avait trouvé le concours puissant auquel elle avait droit dans les milieux qui auraient dû en sentir la grave importance et la haute nécessité. Après des créations comme le Cercle Fustel de Coulanges, qui réunit l’élite des trois degrés de l’enseignement, après les avertissements répétés d’un Corps médical nombreux et lucide, l’immense classe moyenne française aurait pu mettre le pays en un état de garde et de défense plus avancé.

Elle ne l’a pas fait.

Pourquoi ? Cela est dû à des causes et à des raisons.

Les raisons sont les mêmes qui ont déterminé la faute cardinale à la naissance de la question ouvrière ; elles tiennent à la vieille erreur de la démocratie libérale, devenue une habitude de langage et de « pensée », à laquelle se cramponne plus d’un esprit peu cultivé, de capitaliste, de patron, de grand possédant.

Les causes tiennent à la crainte pitoyable que répand et généralise un appareil fiscal, judiciaire et administratif, dont les tracasseries sont arbitraires, faciles et fréquentes. Là, les gros se font tout petits. À supposer que les « congrégations économiques » asservissent les politiciens, les congréganistes politiciens le leur ont bien rendu ! Quant aux véritables petits ou moyens, ceux dont la politique n’est pas le métier, ils n’osent parler qu’à voix basse de politique. Les Français qui plaignent les Espagnols de la tyrannie policière n’ont pas regardé un peu attentivement ni profondément autour d’eux. L’araignée de l’État a tissé parmi nous une toile immense. Mais ce degré d’étatisation nous échappe. Nous sommes insensibilisés quant à lui. Il n’en est pas moins monstrueux. La politique met en suspens de façon indirecte le pain des foyers français, directement l’établissement des enfants, leur carrière trop souvent administrative, les protecteurs qu’il faut ménager, les subventions, faveurs, exonérations qu’il faut obtenir et sans lesquelles on ne vit plus.

Les Comités électoraux, les Sociétés secrètes, les fonctionnaires, le monde juif contraignent l’immense classe moyenne à de très honteuses prudences.

Certains bavardages de café et de presse restent libres ou du moins le restaient avant le Front populaire, mais des couches entières de ce peuple ombrageux et fier sont pis que terrorisées : intimidées. Elles s’en doutent à peine. La persécution directe et formelle susciterait une irritation salubre ; la menace reste obscure et vague. Elle ne saurait entreprendre sur la liberté de penser, mais elle en limite incroyablement l’expression dans le privé, comme dans le public. Comme on se repent vite de s’être « montré » ! Comme, sur les instances de parents et d’amis, on se promet et l’on promet aisément aux autres de ne plus se « remontrer » ! Ce césarisme sans César parvient à déviriliser certains secteurs du pays réel, ceux qui sont le plus voisins du pays légal. On ne dira jamais assez quel mal moral nous ont fait là les institutions de l’an VIII ! Leur despotisme anonyme est indolore, mais nullement inoffensif.

Ces habitudes ont entraîné une singulière évolution de la langue ; autrefois net et dru, le français devient flasque, oblique, imprécis, tout en reculs, détours et lâches antiphrases. On semble vouloir se mettre du coton dans la bouche et bourrer d’étoupe la pointe de sa plume. Les partis politiques, dont il semblait que l’intérêt fût d’être nets, ont fini eux-mêmes par perdre l’orgueil du drapeau, la sonorité du programme. Tous leurs noms sont truqués. Les défenseurs de l’autorité et de la tradition se font qualifier indépendants ou libéraux. Les réactionnaires sont des « républicains de gauche ». Il n’y a plus d’opportunistes ; tous radicaux, depuis que ce beau mot ne signifie plus rien ! Le grand point est d’esquiver l’idée nette, celle qui comporte des obligations de logique, ou des corvées d’esprit critique. Tels grands organes, y ayant intérêt, publient de dignes défenses de la famille et de l’héritage, mais ces bons devoirs d’écolier sont couronnés par l’éloge bien senti de la « vraie démocratie »… Encore quelques saisons de cette complaisante et systématique trahison du vocabulaire, on aura la tour de Babel, avec toutes ses conséquences de malentendu et de dispersion. Sans doute les rhéteurs n’en auront que plus de mérite à se faire comprendre, et les flibustiers qui les paient en feront de plus beaux profits. Mais quand l’historien-philosophe est réduit à gémir son Vera rerum amisimus vocabula, beaucoup de choses sont compromises, sinon perdues. Ceux qui en sourient de bonne foi font preuve d’une périlleuse légèreté ; on ne doit pas laisser frauder sur les étiquettes, ou bien il faut s’attendre à la dépréciation des produits. Comment espère-t-on en finir avec le moindre de tous nos maux, si l’on perd le courage de le nommer ?

… Et nous ne sommes pas au bout du compte des misères ! Il faut aussi mentionner l’accident douloureux, qui, plus que tout, a affecté les profondeurs de la France vraie, parce qu’il lui a caché le franc diagnostic qui pouvait la guérir.

Malgré l’État et son Étatisme, malgré son École, malgré sa Presse, le malfaisant esprit de la survivance révolutionnaire aurait subi des échecs plus rapides, il aurait même été sans doute éliminé, si l’ignorance ou l’erreur des autorités sociales n’avaient reçu un solide renfort d’un côté où, justement, on était en droit de ne pas trop le craindre ! Il est vrai que c’était aussi le côté d’où il n’eût pas été absurde de prévoir le pire, ce monde-là étant toujours, comme la vieille Autriche, en retard d’une armée, d’une année, d’une idée.

Lorsque, en janvier 1901, dans l’encyclique Graves de communi, le pape Léon XIII permit aux catholiques de se parer de l’étiquette de « démocrates », il leur recommanda expressément de n’employer jamais ce mot que dans un sens qu’il précisait avec force : il voulait, disait-il, que « la démocratie chrétienne » n’eut rien de commun avec la « démocratie sociale », car elle en diffère « autant que du système socialiste la foi chrétienne ». Et, Docteur, plus encore que Chef, il ajoutait que l’on devait « tenir pour condamné de détourner ce mot en un sens politique ». Assurément, écrivait le pape, « la démocratie, d’après l’étymologie même du terme et l’usage qu’en ont fait les philosophes, indique le régime populaire, mais, dans les circonstances actuelles, il ne faut l’employer (sic usurpanda est) qu’en lui ôtant tout sens politique et en ne lui attribuant aucune autre signification que cette bienfaisante action chrétienne parmi le peuple (beneficiam in populum actionem christianam) ». En bref, dirions-nous : une démophilie religieuse. Au nom de la « justice », avec instance, il était encore recommandé aux démocrates chrétiens de s’épargner, entre tous les égarements de la démocratie sociale, ceux qui tendent expressément au nivellement des conditions civiles (aequatis civibus) et risquent d’acheminer à l’égalité des biens (ad bonorum etiam inter eos aequalitatem sit gressus). Et le pape observait que la réforme sociale ne pouvait réussir qu’avec le concours de toutes les classes. D’utiles, de très utiles services devaient être attendus de la classe supérieure, de « ceux à qui leur situation (locus), leur fortune (cesus), leur culture d’esprit, leur culture morale donnent dans la cité le plus d’influence. À défaut de leur concours », ajoutait-il, « à peine est-il possible de faire quelque chose de vraiment efficace (quod vere valeat) pour améliorer comme on le voudrait la vie du peuple. » Bref, l’encyclique excluait et condamnait (nefas sit) une démocratie chrétienne qui s’inspirerait de l’égalitarisme, tendrait à la lutte des classes, au décri jaloux de la fortune et de la naissance ; toutes erreurs jugées incompatibles avec le principe de la conservation et de l’amélioration de l’État (conservationem perfectionemque civitatis).

Tel est, dans ses termes et dans son esprit, l’Acte de naissance de la démocratie chrétienne.

— Bah ! répondit-on, dans un groupe influent de catholiques français, le pape a avalé le mot, il avalera bien la chose.

On se mit en devoir de la lui faire avaler… La situation y prêtait un peu. Car, d’abord, on était en France ; le gouvernement populaire y existait déjà et, dix ans auparavant, le même pontificat avait conseillé de s’accommoder de la République. La « démocratie politique » s’y trouvait naturellement à l’abri des censures.

En second lieu, les principes de la démocratie sociale étaient inscrits en tête de tous les actes du régime et de ses monuments. Il pouvait être délicat d’en faire la critique, ou même de les tenir pour suspects ; c’était s’exposer à la défiance, adopter une attitude de tacite rébellion, que devait interdire le respect des institutions prêché et reprêché.

Troisième point, essentiel. Si l’on mettait le doigt dans l’engrenage électoral et parlementaire, l’emploi du « mot » jouait forcément en faveur de la « chose », qu’on voulait faire « avaler » au pape et aussi à la masse catholique française, qui n’en avait pourtant pas le goût. Il est vrai qu’on lui promettait de gagner, par ce moyen, d’épatantes majorités. Les jeunes avocats, les jeunes prêtres de grand zèle qui s’appliquaient à la besogne méritoire des conférences, des visites, des cercles de propagande, des secrétariats du peuple en vue d’exercer « l’action populaire chrétienne » si hautement recommandée, n’eurent qu’à traverser la rue pour rencontrer toutes les tentations de la démocratie politique et toutes les séductions de la démocratie sociale dans ses réunions, ses conférences et ses débats contradictoires. À plus forte raison, s’ils se portaient candidats ? Le seraient-ils ? Ne le seraient-ils pas ? Ce n’était pas l’envie qui manquait. Et dès lors, comment n’être pas saisis par la nécessité d’enchérir sur la politique de la gauche et la sociologie de l’extrême-gauche ? Aucun d’entre eux n’y a coupé ! Mais on ne saurait dire qu’ils y aient glissé avec innocence ; en fait, ils se sont rués, soit à la querelle des classes, où ils introduisirent un âpre accent de moralistes et de sermonnaires, soit aux revendications directes de la démocratie sociale, soit aux suprêmes déductions du principe du gouvernement populaire. Il en résulta, entre autres choses, principalement dans l’Ouest, que les châteaux et les presbytères se trouvèrent vite à couteaux tirés : le vaisseau catholique cinglait donc assez loin du Graves de communi !

Les raisons que ceux-ci alléguaient étaient indiscutables; il fallut les subir. Ce ne fut pas gai. Moins gai encore, plus insupportable que tout, était l’éclatant démenti de fait donné au préjugé qui avait mis en train tout ce monde, déterminé toute cette erreur ; préjugé sans fondement, comme sans valeur, en vertu duquel l’esprit moderne devait aller toujours à gauche, les territoires de l’avenir devant appartenir de fondation ou revenir de droit aux vues absurdes que développaient de pieux rhéteurs sans cervelle, on ne sait quel ressort d’horlogerie mystique ayant la fonction de résonner, dans l’espace et sur les abîmes, de manière à taxer d’archaïsme définitif tout ce qui, jusque-là, avait créé la force et la vie, l’ordre et la joie de l’univers !

Mais les acquisitions éternelles de l’intelligence et de l’expérience reprenaient le dessus. On démontrait sans peine l’extrême frivolité de ce recours trop facile à l’antinomie de l’hier et du demain, du présent et de l’avenir.

L’événement montrait qu’il n’y avait rien de fatal ni d’inéluctable dans le progrès des idées révolutionnaires. Elles n’étaient pas invincibles. Elles étaient vaincues. Et, ce qui était bien le pire, avec leur gloire, s’évanouissait la mauvaise raison de fausse force majeure, dont on avait couvert la révolte sournoise contre les précautions dictées par Léon XIII !

Ce que le pape n’avait point avalé du tout, la nature des choses le vomissait. L’avenue de l’histoire fermée à ces pauvres esprits s’ouvrait à leurs censeurs, dont l’âge, la foi, le nombre, le succès, la raison s’emparèrent gaiement d’un « siècle » que les autres avaient escompté un peu vite. Quelle déconvenue ! À force d’en gémir, il se forma des plaies cuisantes qui saignèrent longtemps, ne guérirent jamais. On voit encore suinter du cerveau de quelques vieillards les précieuses gouttelettes de cette rage cuite, recuite, inoubliée. Car c’était bien la peine d’avoir sacrifié les plus saintes fidélités personnelles et domestiques, attristé des amis, rudoyé et chagriné des maîtres, au nom d’une inexcusable métaphysique du Temps, pour se voir ainsi contredits, humiliés, refoulés au banc des vétérans et des burgraves, par le Temps réel, par le Vieillard divin, qui n’épargne rien que le Vrai !

Condamnation qui n’eut rien de définitif. Les jeux étaient faits, les positions prises, les organisations électorales et sociales fondées, toutes les vanités aiguisées se défendaient, la griffe en l’air. Pouvait-on rebrousser chemin ? Sinon, humainement, que faire ?

Il n’y avait pas à garder le moindre espoir d’échapper à la critique nouvelle ni de rafraîchir les vieux poncifs ; on était battu d’avance dans ces débats du sens historique et de la raison. La discussion exposait même aux reproches pontificaux. On finit par se réfugier, d’un pas grave et hautain, sur les cimes supérieures de l’esprit pratique, en affectant un grand mépris des spéculations doctrinales. On convint d’adopter le vocabulaire, les idées et les principes en vigueur dans les « masses populaires », afin de correspondre à leurs « aspirations ». Non sans souci de révérence verbale envers l’orthodoxie, l’indifférence au vrai et au faux fut conduite si loin que, moyennant quelques réserves de forme contre la démagogie et la « fausse » démocratie, on s’arrangea pour continuer à ne tenir aucun compte des puissantes raisons de Morale ou de Politique naturelle dont brillait toute l’encyclique Graves de communi : réciprocité des services entre les classes et les conditions, bienfait de leurs inégalités, privilèges de la nature ou de l’histoire. On rengaina pareillement les meilleurs des travaux de l’École sociale catholique. On laissa les royalistes à peu près seuls s’occuper de doctrine corporative ; à ces hautes époques, la corporation présentait le défaut sérieux de contrarier le syndicalisme électoral.

Comment, dès lors, un monde que cet échec récent avait laissé tout meurtri aurait-il pris le moindre intérêt au mouvement intellectuel contre-révolutionnaire qui avait été, précisément, entre 1900 et 1910, à la source de tous ses maux ! Bien au contraire, la rancune, jointe au très chimérique espoir d’une revanche, a rendu ce monde beaucoup plus qu’indulgent aux pires outrances de nos « rouges chrétiens » pendant ces dix dernières années ; car tantôt il a donné le scandale d’approuver les explosions du communisme religieux ou de l’antipatriotisme sacerdotal, tantôt, les désapprouvant, il a donné l’autre scandale, peut-être pire, de n’en rien laisser voir.

Il s’en est suivi, sur une grande échelle, des dégâts douloureux.

Le public composé d’une vaste région morale du meilleur pays réel de la France fut ainsi livré sans défense aux tromperies du verbiage officiel ; il ne reçut point les lumières auxquelles il avait droit sur le fond des principes qui règlent les intérêts majeurs de l’existence sociale et civile.

Le pavillon d’une cruelle charité vint couvrir les mêmes erreurs qui allaient, en Espagne, dégoutter d’un sang beau et pur.

L’amour du peuple parut devoir permettre de couvrir ou même d’exploiter ces erreurs. On traita par un mépris que l’on crut habile et prudent ces nœuds courts et puissants par lesquels — comme le châtiment à certaines fautes — la catastrophe matérielle adhère, tient et pend à l’erreur politique. Une étonnante virtuosité vocale fut mise au service de ce coupable silence de l’esprit.

Et cependant, depuis de longues années, un dialogue était fameux :

— Votre démocratie empoisonne, disait Le Play à Tocqueville.

— Mais, répondait à peu près Tocqueville, si je désespère d’administrer l’antidote ?

— Je n’administrerai pas le poison, répliquait le ferme Le Play.

Une rhétorique funeste allait donc remplacer toute philosophie ; la classe dirigeante, ou qui aurait dû diriger, pratiqua ou subit en politique ou en sociologie une sorte d’anesthésie obligatoire devant le Faux. Cependant, des yeux clairs discernaient, à faible distance, de quelles dures sanctions la réalité négligée allait frapper ce règne insolent et absolu du Faux. En vain ! Le Faux était laissé tranquille, ou ménagé, servi, propulsé ou même acclamé et, pendant de longs jours, il a pu voguer, prospère et heureux, Vaisseau favorisé par un grand Aquilon il n’en courait pas moins dans la direction de certains brisants qu’aujourd’hui l’on voit sans jumelles.

Comment en eût-il été autrement ? Et comment n’y avait-on pas réfléchi ? Au-delà des mots sont les choses. Tôt ou tard vient leur tour de se faire sentir. Alors il ne sert de rien d’avoir cédé au plus « grand dérèglement de l’esprit » qui est de les faire apparaître telles qu’on les veut, non telles qu’elles sont. Vouloir faire croire à la paix au lieu de consentir à voir une guerre qui vient, cela mène au « désarmement » qui rendra cette guerre plus désastreuse. Vouloir faire penser qu’on a des millions en poche, quand il n’y reste pas un liard, combine l’escroquerie et le dénuement. Vouloir faire croire à la bienfaisance possible de la lutte de classes et de l’envie démocratique, mère de tous nos maux, n’en diminue point la malice, mais la couvre et la recommande, la protège et la facilite, l’envenime, l’aggrave et la multiplie.

Que ces maux aient crû de la sorte, c’est une évidence qui contracte de mâles cœurs ; elle ne fait pas encore réfléchir toutes les têtes qui le pourraient, qui le devraient. C’est là surtout que règne, de nos jours, cette erreur des honnêtes gens pressentie par le grand Le Play. Et rien n’est plus affreux.

Que, devant un risque aussi grave, le meilleur du pays ne se lève pas avec la décision qu’on attendrait de lui ; que le profond des plus belles âmes, la pure cime de la piété civique et du dévouement social ne soient pas même baignés des lumières suffisantes, et que ces lumières ne viennent pas d’où elles devraient venir, cela augmente horriblement tous nos périls immédiats.

Car enfin la nation qu’on laisse ainsi sans direction est la même de qui plusieurs voisines ont sollicité, appris, reçu les Lois de leur Renaissance ! Comme on l’a fort bien dit, « la France en garde l’honneur, d’autres pays en gardent le profit ». Lui sera-t-il permis de croupir encore longtemps dans une infériorité mentale pleine de honte ?

Sa rénovation intellectuelle peut tarder encore, mais de nouveaux retards mettraient en jeu plus que sa paix : sa vie.

Prochainement La politique naturelle conclura sur la nature et l’homme.