En ce jour singulier, nous vous proposons la lecture d’un conte de Noël… parce que nous sommes des héritiers de traditions !
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Par Jules Lemaître, de l’Académie française
« Elle allait, la petite fille, traînant ses vieilles espadrilles trop grandes sur le trottoir humide de brume de la rue de Belleville.
C’était le soir de Noël. En attendant le réveillon, tout le quartier était dans la rue. Le funiculaire faisait son tintamarre ; la foule grouillait autour des étalages en plein air ; des gamins jouaient de la trompette ; des ouvriers entraient par bandes chez les marchands de vin dont les vitres flambaient ; et, se tenant par la main, des demoiselles du faubourg barraient le trottoir, serrées dans des fichus de laine, un gros rouleau de cheveux sur le nez.
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La petite fille s’appelait Célestine. Elle avait sept ans. Elle aurait été jolie si elle avait été lavée et si ses yeux verts avaient souri. Mais ils ne souriaient guère car Célestine était une petite fille très malheureuse. Son père et sa mère, de bons forains plein de courage, lui, lutteur, elle, gymnaste, étaient morts tous deux ,lui d’un chaud et froid, elle, d’un saut périlleux manqué ; et d’autres forains avaient recueilli Célestine, non par tendresse ni même par pitié, mais pour profiter d’elle en la forçant à mendier.
Elle devait rapporter dix sous tous les soirs. Et, souvent, elle ne les avait pas ; et, d’autres fois, quand elle les avait, elle ne pouvait s’empêchait d’en distraire de quoi acheter un ou deux gâteaux, sachant bien qu’elle serait battue ; de quoi elle prenait bravement son parti.
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Ce soir-là, ses faux parents étaient allés boire chez le marchand de vin et l’avaient envoyée mendier dans la rue. Et elle se sentait encore plus malheureuse que de coutume parce que, tout autour d’elle, il y avait des parents qui achetaient de belles choses à leurs enfants, et parce qu’elle savait que, cette nuit-là, l’enfant Jésus ou quelque ange du ciel venait déposer des jouets et des bonbons dans les souliers des petits.
Une vitrine surtout l’arrêta. Elle eut quelque moment d’extase devant une poupée riche, habillée de soie rose et de dentelle, dont les bras courts avaient des petits gants de peau, qui fermait les yeux quand on la couchait, et dont la bouche entr’ouverte était si petite qu’elle ne laissait voir que deux dents de souris.
Célestine, grelottante dans sa méchante robe trouée, songeait :
-Bien sûr, je n’aurai jamais cette grande poupée-là : mais je n’en aurai même pas une petite. Car, si l’enfant Jésus voulait m’en donner une, il ne saurait pas où la mettre puisque, moi, je n’ai pas de souliers.
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Tout à coup, elle aperçut à un étalage en plein air des souliers de toutes les sortes – brodequins, souliers Molière, bottines à boutons, à lacets, élastiques, pantoufles, babouches, « kroumirs » – soigneusement alignés ou disposés en larges fleurs dont les pétales étaient formés de godillots, et le cœur, d’escarpins délicats.
Derrière ces magnificences, le marchand, un gros vieil homme, somnolait.
Le désir de Célestine fut tel que sa petite conscience oublia de l’avertir. D’un geste de singe, elle tira à elle par les lacets – n’ayant pas eu le temps de choisir – une paire de souliers énormes, des souliers de charretier ou de terrassier, qui se trouvait au bord de l’étalage et elle s’enfuit avec, en les serrant sur son cœur.
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Dans les ténèbres, en tâtonnant (car le concierge avait éteint le gaz), elle monta les six étages qui menaient à sa mansarde. Comme elle savait où étaient les allumettes et la bougie fichée dans la bouteille, elle fit de la lumière et déposa les grands souliers au pied du mauvais poêle éteint. Puis, elle se blottit dans la caisse d’emballage qui lui servait de lit et s’endormit presque tout de suite.
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Une grande lueur emplit la mansarde. Un ange est là, sans qu’on puisse savoir comment il est entré ; un ange long et mince, avec deux grandes ailes, dont le bout frôle la poussière du plancher, et une tête de jeune fille sage, dont les cheveux bouffants sont partagés au milieu par une raie bien droite.
Il tient un gros registre où sont inscrites toutes les rues avec les numéros des maisons et les noms des locataires. Il le feuillette de son doigt d’ange, qu’il mouille de temps en temps ; et, quand il est arrivé à la page qu’il cherchait, il regarde tout autour de la chambre, aperçoit Célestine dans sa caisse d’emballage et dit tout haut :
-Oui, voilà bien la petite fille qui est marquée sur le registre. J’ai quelque chose pour elle.
À ces mots, il tira de dessous sa robe la magnifique poupée que l’enfant admirait quelques heures auparavant, et se baissa pour la déposer dans un des souliers… mais il interrompit son geste :
-Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il. Ce sont là les souliers d’une grande personne et non pas d’une petite fille. Est-ce qu’on se moque de moi ?
Là-dessus, l’ange remet la poupée dans sa robe. Puis, il regarde longuement Célestine d’un œil triste et d’un air de reproche, et disparaît subitement.
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Célestine pleura et sanglota longtemps ; mais elle finit par se rendormir dans ses larmes.
Quand elle se réveilla le lendemain ses faux parents n’étaient pas encore rentrés. Son premier regard fut pour les souliers : elle vit qu’ils étaient vides et se ressouvint de la visite de l’ange et de la façon dont il l’avait regardée.
Alors, ayant réfléchi sur tout cela, elle s’habilla très vite, prit un soulier dans chaque main, dégringola les six étages, et courut à la maison du vieux cordonnier qui, tout justement, était sur le seuil de sa boutique.
Célestine lui tendit les deux grands souliers neufs au bout de ses petits bras, lui demandant pardon, et lui racontant des choses où le bonhomme ne comprit rien, sinon que cette petite lui rapportait sa marchandise.
Il appela sa femme, qui faisait le café au lait dans l’arrière-boutique :
-Écoute la gosse, lui dit-il. Toi, tu comprendras peut-être.
Et Célestine recommença son histoire et la femme du cordonnier la comprit parfaitement.
Elle embrassa l’enfant et dit à son mari :
-Voilà vraiment une honnête petite fille, et elle y a d’autant plus de mérite qu’elle est très pauvre et très malheureuse. Ce qu’elle vient de faire montre qu’elle a du cœur. Elle paraît douce et elle sera jolie quand elle sera débarbouillée. Depuis vingt ans, nous désirons une petite fille : si nous adoptions celle-là, mon ami ? Nous le pouvons facilement puisque les mauvaises gens avec qui elle demeure ne sont pas ses parents.
Et le bon cordonnier et la bonne cordonnière adoptèrent Célestine. Ses faux parents voulurent la reprendre mais Monsieur Lépine leur fit dire de se tenir tranquilles. »